Association pour l’anthropologie du changement social et du développement
Association for the anthropology of social change and development

Les consultants au prisme de l’emploi, du marché et de la production

Auteur(s) : Aguillon Marie-Dominique ; Al Dabaghy Camille ;

Résumé en Français

De plus en plus de consultants « internationaux » et « nationaux » sont engagés dans la production de l’action publique sous régime d’aide. Les travaux sont en revanche encore peu nombreux sur cette catégorie large et hétérogène de professionnels. À la croisée de la sociologie du travail, des professions et groupes professionnels, de la sociologie des marchés et de la sociologie de l’action publique, ce panel analyserait comment la mise en marché de l’expertise en développement transforme le marché du travail qualifié, le service de l’État et la production de l’action publique dans les sociétés sous régime d’aide.


Argumentaire en Français

Depuis les années 2000, on assiste à une croissance exponentielle du marché de l’expertise privée, rattachée de près ou de loin aux politiques et programmes de développement (Rahman & Giessen, 2017). Se soumettant toujours plus à des normes, mécanismes et instruments du marché (Contamin et al., 2008 ; Nay, 2017), les banques et agences d’aide ont délégué à des acteurs du secteur privé lucratif et non lucratif — bureaux d’études et ONG — de plus en plus d’activités qu’elles assuraient auparavant en interne : accompagnement et pilotage des réformes des États Sud et de leurs politiques publiques, mais aussi pilotage et exécution des programmes de développement, tous secteurs confondus. Elles contraignent en outre les gouvernements « récipiendaires » à engager les mêmes transformations. Parallèlement, les agences de développement se sont obligées à (faire) recruter des ressortissants des pays d’intervention aux emplois qualifiés générés par l’aide.

Il y a donc des consultants « partout », tout au long de la chaine de production de l’aide et dans toutes les administrations Sud dans laquelle l’aide est encastrée. Vue sous l’angle du travail, une part croissante des actifs qualifiés dans les sociétés sous régime d’aide s’auto-désignent comme « consultants » ou sont qualifiés comme tels. Or cette catégorie indigène recouvre des réalités extrêmement variées. Il s’agit à la fois d’un métier et d’un statut d’emploi. On peut être amené à travailler comme consultant en venant des mondes académique, politico-administratif ou associatif. On peut sous cette étiquette travailler pour le compte d’une « ONG », d’un « bureau d’étude », d’un « think tank », d’un laboratoire de recherche ou se revendiquer « indépendant ». On peut travailler dans le cadre d’une étude ponctuelle, du suivi régulier d’un programme sur le long terme ou à plein temps durant plusieurs années au sein d’un ministère.

Sans chercher à réduire cette diversité par une définition objectiviste, nous proposons de prendre les « consultants » comme entrée dans ces transformations du travail, de l’action publique et de l’État « sous régime d’aide » (Lavigne Delville, 2011, p. 13). Au-delà d’enquêtes canoniques (not. Dezalay & Garth, 2002 ; Mitchell, 2002), les travaux portant spécifiquement sur cette catégorie d’acteurs dans le champ du développement et des politiques publiques au Sud sont encore peu nombreux (Aguillon, 2022, Al Dabaghy, 2019, Bredeloup, 2019 ; Copans, 2010 ; Charton & Owuor, 2008 ; Dini, 2018 ; Fine, 2018 ; Jampy, 2012 ; Olivier de Sardan, 2011). Le panel viserait à les mettre en discussion avec des recherches en cours. À la croisée de la sociologie du travail, des professions et groupes professionnels, de la sociologie des marchés et de la sociologie de l’action publique, il contribuerait à documenter la nébuleuse des statuts, carrières, figures, pratiques, relations et éthos professionnels auxquels renvoie cette catégorie. Il contribuerait aussi à éclaircir comment cette mise en marché de l’expertise en développement transforme — ou non — le marché du travail qualifié, le service de l’État et la production de l’action publique dans les sociétés « sous régime d’aide » ?

Le premier axe d’investigation proposé serait celui de l’emploi et de la carrière. Il s’agirait de mieux comprendre qui devient et reste consultant, et comment. Quelles sont les caractéristiques sociologiques générales et les formations initiales des consultants  ? Comment démarrent-ils cette activité ? Comment construisent-ils un domaine d’expertise tout en s’adaptant aux revirements thématiques ou instrumentaux des agences d’aide ? Plus largement, quelles ressources supposent leurs stratégies de carrière face à l’instabilité des ressources injectées par l’aide  ? Qui parvient à passer du statut de « consultant national » à « consultant international » et comment ? La mobilité géographique s’articule-t-elle ici à la mobilité sociale (Wagner, 2020) ? Et, inversement, comment sont vécues précarité et désillusions ? Quel sens les consultants donnent-ils à leurs choix, stratégies et vies professionnelles, le cas échéant au regard de leurs parcours militants, universitaires ou migratoires ? Sur tous ces plans, nous pouvons faire l’hypothèse d’une très forte hétérogénéité des situations, propriétés sociales, ressources, contraintes, mais parvenons-nous à établir des typologies et dessiner des hiérarchies. L’enjeu serait aussi de saisir, dans une logique historique, dans quelle mesure la consultance représente une nouvelle voie d’entrée dans la vie professionnelle, une « nouvelle figure de la réussite » (Banégas & Warnier, 2012), mais aussi peut-être une nouvelle expression de vocation de servir l’État ou la chose publique.

Le second axe d’investigation porterait sur le milieu professionnel et le marché de l’expertise privée. Comment les consultants se positionnent-ils sur ce marché et expérimentent-ils la compétition ? Dans quelle mesure peut-on observer un processus de construction d’une profession ou d’un métier ? Voit-on émerger des groupes professionnels plus ou moins formalisés ? Des réseaux de solidarité   ? À quelles échelles ? En quoi leur statut professionnel initial induit-il des hiérarchies internes au monde des consultants ? En tout cas que pouvons-nous dire de la complexité du rapport entre différentes figures de consultants aux frontières souvent poreuses ? Les contributions pourraient aussi chercher à rendre plus lisible la nébuleuse de structures privées — bureaux d’études, cabinets de conseil, laboratoires, think tank ou ONG — qui constituent l’offre d’expertise. Quelles sont les logiques de survie et de croissance de ces organisations ? À quel point ce sont des entreprises personnalisées ? Comment les donneurs d’ordre structurent-ils la demande à travers les différents types de contrats et sélectionnent-ils l’offre d’expertise ? In fine, comment se délimitent et s’organisent ces marchés et la concurrence sur ces marchés ? Cet axe vise à documenter l’émergence et la structuration de nouveaux espaces d’expertise, et à éclairer en particulier les stratégies plus ou moins collectives des consultants qui les animent.

Le troisième axe d’investigation serait celui de la production des savoirs de gouvernement et de la décision publique. Les communications pourraient décrire les formes de travail sous-rémunérées, en quoi consistent le « sale boulot » (Hughes, 1951) et les tâches honorifiques, les différentes formes de rétributions matérielles, financières et symboliques, les enjeux de la division du travail, notamment de la division racialisée du travail de production des savoirs au sein des équipes ou organisations alliant consultants Nord et Sud. Au regard de situations postcoloniales particulières, on pourrait se demander par ailleurs si on assiste à une forme de « segmentation par nationalité » qui structurerait l’organisation du travail des consultants au sein des institutions internationales (Lecler, Morival & Bouagga, 2018, p. 15). Les communications pourraient aussi porter sur les savoir-faire et pratiques des consultants dans cette production des savoirs de gouvernement, le partage d’un même répertoire langagier, de mêmes outils, modèles de documents et procédures. Elles pourraient enfin traiter de leur rôle dans l’action publique aux différents stades de la formulation à la mise en œuvre, de leurs relations avec les différentes autorités publiques (gouvernements et administrations sud, agences d’aide…), leurs manières de concevoir ce rôle et ces relations. Ici serait donc interrogé le rôle politique des consultants.

Aguillon M.-D., 2022, Monde de l’expertise en migration et carrières d’experts au Sénégal, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille, France.

Al Dabaghy C., 2019, La fabrique transnationale  d’une échelle de gouvernement. La commune à Madagascar et à Diégo-Suarez sous la Troisième République (1993-2010), Thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris.

Banégas, R., & Warnier, J.-P. (2012). Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir. Politique africaine, 2 (82), 5‑23.

Bredeloup, S. (2019). L’accompagnement des migrants de retour au pays : un nouveau créneau pour les consultants sénégalais, dans Mazzella S., Perrin D. (dirs.), Frontières, sociétés et droit en mouvement: dynamiques et politiques migratoires de l’Europe au Sahel, Bruylant, 82‑109.

Contamin, B., Milanesi, J., & Montaud, J.-M. (2008). Les nouvelles logiques de l’aide publique au développement : Entre rationalisation, pragmatisme et logiques institutionnelles. L’Actualité économique, 84(2), 155‑178.

Charton, H., & Owuor, S. (2008). De l’intellectuel à l’expert. Les sciences sociales africaines dans la tourmente : le cas du Kenya, Revue internationale d’éducation de Sèvres, 49, 107‑119.

Copans, J. (2010). Un demi-siècle d’africanisme africain : terrains, acteurs et enjeux des sciences sociales en Afrique indépendante, Paris, Karthala, 199 p.

Dezalay Y. et Garth B. G., 2002, The internationalization of palace wars: lawyers, economists, and the contest to transform Latin American states, Chicago, University of Chicago Press.

Dini, S. (2021). Gouverner les migrations internationales par le don. Une ethnographie économique de l’intervention du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et de l’Organisation internationale pour les migrations à Djibouti (1977-2019), Thèse de doctorat de Sociologie, Université Paris 13, 375 p.

Fine, S. (2020). L’expertise comme récompense symbolique : Comment les élites administratives turques s’intègrent à la « gouvernance migratoire européenne ». Politique européenne, 69, 96-122.

Hughes, E. C. (1951). Studying the Nurse’s Work. American Journal of Nursing, 51.

Jampy V., 2012, Le gouvernement expert de l’aide publique au développement : pratiques et représentations des « développeurs» au Sénégal, Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Lavigne Delville, P. (2011). Vers une socio-anthropologie des interventions de développement comme action publique [Mémoire pour l’Habilitation à Diriger des Recherches]. Université Lyon 2.

Lecler, R., Morival, Y. & Bouagga, Y. (2018). Pour une ethnographie des professionnels de l’international. Critique internationale, 81, 9-20.

Mitchell T., 2002, Rule of experts: Egypt, techno-politics, modernity, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London.

Nay, O. (2017). Gouverner par le marché. Gouvernements et acteurs privés dans les politiques internationales de développement. Gouvernement et action publique, 6(4), 127‑154.

Olivier de Sardan, J-P. (2011). Promouvoir la recherche face à la consultance, Cahiers d’études africaines, 202‑203, 2, 511‑528.

Rahman, M. S., & Giessen, L. (2017). Formal and Informal Interests of Donors to Allocate Aid : Spending

Patterns of USAID, GIZ, and EU Forest Development Policy in Bangladesh. World Development, 94, 250‑267.

Wagner, A-C. (2020). La mondialisation des classes sociales, La Découverte, 128 p.


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